Pas dans le cul aujourd’hui
JANA ČERNÁ

La femme sur la photo est praguoise, elle est un cygne, elle est une ogresse.
Ce texte date probablement de 1962. En 1962, à Prague, dehors il fait peur, violence et obscurité. Et depuis longtemps. Elle, dans sa chambre, requise par le désir d’être avec lui, et digne d’eux, s’installe derrière sa machine pour écrire à Egon, l’homme sur la photo.
L’homme avait demandé à la femme de lui écrire cinq ou six lignes. Elle s’y attèle alors qu’elle devrait être en plein travail d’écriture, travail à la fois alimentaire et surveillé.
La femme écrit à l’homme dans un état de summum.
Elle écrit au summum de son excitation intellectuelle, philosophique, politique, amoureuse, sexuelle et même mystique.
Non. C’est faux. Elle commence à écrire dans un état de presque summum, et avec l’écriture elle s’emballe et s’échine.
Elle innerve de plus en plus ce qu’elle pense en écrivant, ce qu’elle sent en écrivant, ce qu’elle revendique en écrivant.
Elle jubile de plus en plus de l’état dans lequel cette lettre mettra Egon.
Elle se gorge de ce qu’elle réussit à saisir en l’inventant.
Elle s’enfle d’orgueil et d’exigences.
Elle se savoure elle-même, elle le savoure lui et elle savoure ce qu’ils sont et ce que ses mots font d’eux à mesure qu’elle les écrit. À mesure qu’elle en suinte. À mesure qu’ils coulent d’elle. À mesure qu’elle les hurle. Sans mesure.
Et à ce stade, tout le monde aura compris que j’avais d’abord écrit summum à seule fin de différer orgasme.
Cette lettre, frappée à la machine, est une déclaration de guerre à l’engourdissement, à l’académique et à la morale. C’est une mutinerie contre la distance qui sépare momentanément les amants. Une charge.
Une charge érotique. Une charge pornographique.
Le petit livre orange, d’une magnitude rare est une incitation musclée (et parfois très drôle) à ne rien tempérer et à refuser l’aberration de quelque cloison que ce soit entre la philosophie et la sueur, entre l’art, le sexe et la poésie.
Cette lettre aiguise follement l’intelligence et l’admiration qui circulent entre ses deux protagonistes. Oui, elle est travaillée par ce que l’écrivaine appelle elle-même « quelque émotion neuro-pathologico-sexuelle », ou encore par de l’arrogance mais aussi par beaucoup de tendresse. Il arrive à Jana Černa de croquer dans la violence à pleines dents. Tout ça, bien souvent, n’est ni vertueux ni même désirable.
L’enjeu n’est pas de s’identifier ou de résister. L’enjeu n’est pas de la réprouver ou de l’idéaliser. Ce qui compte, c’est que nous avons la chance dingue de la lire, de la voir, de la connaître.
Jana parle d’abord de leurs vies, elle encourage Egon à décomplexer sa création philosophique, puis elle hallucine une multitude de scènes à l’amplitude de ses libidos. Crûment, absolument.
Vous ne trouverez pas ici une écrivaine en train de poser, de jouer à la lettre d’amour coquine, comme si c’était une station obligée du script amoureux, un exercice de style. Non. Elle a du style sans en avoir le souci. Les exercices et le souci du style ne peuvent rien contre elle. Ni l’inquiéter ni la dévoyer.
Minauder ? Roucouler ? Ménager ses effets ? Ce n’est pas de son monde. Ce serait publicitaire et ridicule. Elle ne joue pas à ça. Elle ne joue pas. En revanche, ce qui est de son monde, c’est le visage grossier et franc de ses désirs écumants. Elle les déverse très brutalement. Seul son sexe en surchauffe a prise sur elle.
Dans une absence souveraine de pudeur, l’autrice convulse de romantisme et déborde de visions pornographiques.
Elle rayonne de son inélégance. (Et peut-être bien que ça continue d’être émancipateur.)
La philosophie, la grâce, l’amour et le sexe sont pris dans une même ivresse vitale que rien n’endigue et qui noie tous les étriquements. Jana Černa leur oppose son exaltation et ses tréfonds.
La retenue la répugne et elle ne fera pas le moindre compromis avec l’insipide. Elle est sourde à la petitesse. Elle exhibe son aversion éclatante pour le rébarbatif et elle jouit de son incompatibilité à la bienséance.
«… le raisonnable détruit en moi tout ce qui fait sens, il m’ôte toutes mes forces, qu’elles soient érotiques, intellectuelles ou autres. »
« Tout ce que j’ai fait dans ma vie et dont j’ai eu honte, je l’ai fait parce que c’était raisonnable.»
Son tempérament n’est peut-être ni enviable ni viable. En revanche, il est spectaculaire et salutaire (et encore plus au regard du contexte asphyxiant dans lequel il s’exprime).
Sa capacité de déferlement d’elle-même est une puissance de subversion.
D’autant plus qu’on lit un texte qui n’avait pas pour but de nous en faire la démonstration. Il était destiné seulement à quelqu’un qui la connaît déjà si bien. Nous, on assiste à cette personne torrentielle en train d’aimer. On en est accidentellement témoin. On n’a jamais eu à craindre que qui que ce soit ait cherché à nous prouver quoi que ce soit. Et c’est par ces circonstances particulières que le soulèvement de son entièreté nous sèche.
« J’ai aussi réalisé quelle immense aptitude à vivre nous possédons, je ne veux pas seulement dire que nous avons refusé de collaborer dans les temps les plus durs, mais que nous ne nous sommes pas contentés d’y survivre… »
« Je continue à penser que nos vies sont un brillant chef-d’œuvre artistique et qu’à ce titre, elles devraient être conservées pour les générations futures, du moins sous forme d’une description gaillarde. »
« Si je ne voulais pas écrire entre autres pour subvenir à mes besoins, je me mettrais à rédiger ces mémoires, mais j’ai peur que ça ne tombe en de mauvaises mains… »
Quel livre, celui que tu n’as pas écrit, Jana !
Par contre, cette lettre, tu l’as écrite, et elle accomplit un fragment de cette aspiration.
Elle nous souffle dans les bronches. Et ce qu’elle nous souffle, c’est probablement de l’espoir (« pas en quelque chose mais en tant que tel »).

La connaissance du contexte n’est pas nécessaire pour rencontrer ce texte mais voici quand même quelques éléments biographiques:
Jana Černa est la fille d’un architecte avant-gardiste et de Milena Jesenska -correspondante de Kafka, traductrice et journaliste, résistante, arrêtée en 1939 (Jana avait alors 11 ans) et déportée à Ravensbrück, où elle mourra en 1944- et la mère de 5 enfants qui lui seront retirés.
Jana Černa évolue parmi l’underground praguois des années 60. On peut la retrouver notamment dans les textes de Bohumil Hrabal et d’Egon Bondy.
Elle a collaboré à quelques publications en Samizdat (acronyme signifiant auto-édition et désignant le système de circulation clandestine des écrits dissidents en URSS), notamment sous le pseudonyme de Gala Mallarmé.
Elle a été femme de ménage, contrôleuse de tramway, aide cuisinière.
En 2014, la Contre Allée publie pour la première fois Jana Černa en français, avec deux ouvrages traduits du tchèque par Barbora Faure: cette lettre et Vie de Milena, une biographie de sa mère.
Le titre Pas dans le cul aujourd’hui est un vers tiré d’un poème écrit en 1948 et reproduit dans ce livre avant la lettre.
Le jour où elle sera enterrée, Egon Bondy dira :« On l’enterre en ce moment et moi je suis si loin, assis dans une ville glacée où personne ne sait qu’elle a été ce que l’homme peut atteindre de plus grand. »
Au bout de 90 pages enfiévrées, crachées sur les crêtes du supportable, Jana Černa glisse :
« Si tu me demandes encore une fois de t’écrire cinq ou six lignes, je te casserai la gueule sans émoi sexuel, mon chéri… »